Chapitre 15

De nos jours

Bien sûr, Jesse pouvait comprendre le ressentiment et la frustration de Matt, qui venait d’être témoin de l’affection que Gabe portait à Bill. C’était lui le père de l’enfant et celui-ci montrait plus de familiarité avec un étranger qu’avec lui-même. Elle espéra que dès qu’il se serait calmé, Matt comprendrait quelle chance cela avait été pour son fils d’avoir un homme comme Bill à ses côtés.

Sur ce plan-là, elle n’avait rien à se reprocher. Ce qui rendait d’autant plus inexplicable le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait.

— Il me semblait bien t’avoir entendue, lança Paula, qui sortait de la cuisine. Oh, bonjour, ajouta-t-elle en découvrant Bill.

— Paula, je vous présente Bill. C’est lui qui m’a sauvé la mise, il y a cinq ans, quand j’ai débarqué à Spokane. Il m’a procuré du travail, trouvé un appartement et il m’a surtout encouragée et soutenue, quand je tâchais tant bien que mal de devenir une bonne mère pour Gabe. Bill, voici Paula, la grand-mère de Gabe…

— Ravi de vous connaître, madame, fit Bill, le regard pétillant. Sérieusement, vous êtes la grand-mère du petit? J’aurais plutôt dit une tante…

Jesse ouvrit de grands yeux surpris. Qu’arrivait-il à Bill, si réservé d’ordinaire? Serait-il en train de faire la cour à Paula ?

— Allons donc ! J’ai plus de soixante ans et vos flatteries n’y changeront rien ! se récria Paula en rougissant légèrement.

— Eh bien ! on ne le dirait pas…

Puis Bill se tourna vers Gabe.

— Dis donc, toi ! Tu as tellement grandi que je ne t’aurais pas reconnu !

Le petit garçon gloussa, ravi, et se mit à hurler de plaisir quand oncle Bill le souleva pour le faire sauter en l’air. Dès que le vieil homme l’eut reposé à terre, il entreprit de lui faire le compte rendu détaillé de son séjour à Seattle.

— J’ai rencontré mon papa et il m’a emmené voir les poissons ! Et grand-mère et moi on a cuisiné un tas de biscuits. On va tous les matins au square et on a vu des chiots !

Bill s’était agenouillé aux pieds de l’enfant pour l’écouter plus attentivement.

— Je fais aussi du calcul, continua Gabe. C’est grand-mère qui m’apprend et elle dit que je suis doué pour les maths, comme mon papa !

— J’ai toujours su que tu étais un enfant exceptionnel, affirma Bill en le serrant sur son cœur. Comme tu m’as manqué !

— Toi aussi…

Gabe entraîna bientôt Bill à l’étage pour lui montrer sa chambre. Paula et Jesse retournèrent dans la cuisine.

— Je me demandais comment tu avais pu te débrouiller toute seule, dit Paula en branchant la cafetière. Maintenant, j’ai compris : tu avais des amis.

— Bill est formidable ! Pour moi, il a été tout à la fois un père, un ami et un confident. Quelle chance j’ai eue de tomber sur lui !

Puis elle lança un coup d’œil à son interlocutrice en songeant que non seulement Paula ne faisait pas son âge, mais qu’en plus elle était une belle femme dotée d’un cœur d’or et elle lui glissa, d’un air désinvolte :

— Bill est veuf depuis un bon moment…

— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, répliqua Paula en rougissant de nouveau. Il est évident qu’il est fou de toi…

— Oui, mais en toute amitié seulement. Nous sommes un peu la famille qu’il n’a jamais eue…

Comment aurait-elle pu s’intéresser à quiconque, alors quelle n’avait jamais pu oublier Matt ?

Une heure plus tard, Bill la rejoignit au rez-de-chaussée et ils sortirent tous les deux s’installer sous le porche.

— Je m’inquiétais pour toi, ma belle, et vous m’avez terriblement manqué tous les deux !

— Toi aussi, tu nous as manqué, Bill… On a beaucoup pensé à toi, avec Gabe, et on a beaucoup parlé de toi…

— Alors, ça se passe bien ?

— Tu veux savoir si tu as eu raison de me pousser pour que je revienne? En fait, c’est la seule chose qui t’intéresse, mais tu es trop poli pour le demander, c’est ça?

— A toi de le dire, déclara-t-il, l’air confiant.

— Alors oui, tu as eu raison.

— Ce n’était pas une vie pour toi de passer ton temps avec ces vieux bonshommes que nous sommes, mes copains et moi… Bien sûr, on appréciait ton joli minois et le petit nous rendait heureux, mais c’était une manière de te voiler la face.

— Je sais et c’est positif pour moi d’être rentrée, même si ça n’a pas été de tout repos. Ma sœur refuse encore de reconnaître que j’ai pu changer. Elle a beau me croire maintenant, quand je lui dis qu’il ne s’est rien passé avec son ex-mari, elle m’en veut toujours.

Pas besoin d’en dire plus, Bill connaissait tous ses secrets.

— Tu as eu cinq ans pour prendre conscience des changements qui s’opéraient en toi et pas mal de temps pour mettre au point ton retour, Jesse. Mais ta sœur a été prise au dépourvu. Il faut qu’elle s’habitue…

— Tout ça est clair pour moi côté raison, Bill, mais côté émotivité, j’aimerais que les choses aillent plus vite ! Et comme Nicole se complaît dans sa rancœur, ce n’est pas facile.

— Elle a toujours eu une certaine position sur l’échiquier familial… Dans une famille, chacun tient un rôle et toi, tu arrives sans crier gare et tu veux changer le tien. C’est normal qu’elle résiste.

Jesse n’avait jamais réfléchi à la question sous cet angle. Le problème trouvait-il son origine dans la dynamique familiale ?

— Ce que tu es en train de me dire, c’est que, si je change, inévitablement, tout l’équilibre familial s’en trouve chamboulé, c’est ça? Les rapports de forces, les codes et tout le reste…

Oui, la théorie de Bill se tenait. Il fallait qu’elle réfléchisse sérieusement à la question.

Bill, toujours égal à lui-même, ne répondit pas et changea brusquement de sujet.

— Alors, comme ça, Gabe a rencontré son père… Comment ça s’est passé ?

— Pas très bien au début. Heureusement, Matt commence à s’habituer à l’idée d’avoir un fils, mais leurs deux premières rencontres ont été pénibles. Il ne possède aucune expérience et ignore totalement comment on s’y prend avec un enfant de quatre ans. On se disputait méchamment quand tu es arrivé…

— J’avais remarqué.

— Matt me reproche de ne pas lui avoir laissé une chance de connaître son fils dès le départ. D’après lui, l’informer de ma grossesse avant de partir n’a pas été suffisant, parce qu’il était évident qu’il ne me croirait pas. J’aurais dû le recontacter à la naissance de Gabe. Il estime que je l’ai privé de sa paternité depuis quatre ans.

Elle n’aimait pas aborder cette question. Ça lui donnait le sentiment qu’elle avait mal agi et qu’elle avait délibérément cherché à faire du mal à Matt.

— Je ne suis pas comme ça, murmura-t-elle, coupable. Ce que je voulais c’était qu’il m’aime assez pour me croire et se lancer à ma recherche.

— Tu es sûre qu’il refusait de croire que l’enfant était de lui, au fond?

— Si tu savais les horreurs qu’il m’a dites…

— Qu’est-ce que tu ressentirais, si c’était toi qu’on avait tenue à l’écart de Gabe ?

Secouée par un spasme de douleur, Jesse n’eut pas besoin de chercher la réponse.

— Je ressentirais ça comme une abomination, une injustice atroce !

Ne pas avoir tenu Gabe dans ses bras à sa naissance, ne pas l’avoir regardé grandir, avoir raté ses premiers sourires, ses premiers pas, ses premiers mots, ne pas avoir vu l’affection et la confiance absolues briller dans ses yeux, tous ces souvenirs merveilleux et irremplaçables…

— Matt ne me pardonnera jamais, conclut-elle, accablée. Je viens juste de le comprendre…

— En ce moment, Matt est en colère. Mais ça lui passera, la rassura Bill en la serrant dans ses bras.

— Tu ne le connais pas ! Il a tellement changé, Bill, si tu savais…

— Tu sais, Jesse… un homme ne peut pas se mettre dans un état pareil face à une femme, s’il n’éprouve plus de sentiments pour elle…

Jesse se laissa aller contre lui.

J aimerais tant te croire! Mais en réalité, j’ignore ce qu il pense de moi. Parfois, j’ai l’impression que Matt est content de passer du temps avec moi et, parfois, c’est tout le contraire.

Tu as ete absente un long moment…

Je sais. Le Matt d autrefois m’aimait ou, du moins, je le pensais. C est ça qui ma détruite, car je le croyais quand il me disait que j étais tout pour lui, qu’il ne me quitterait jamais. Et, au premier coup dur, il m’a tourné le dos.

— C’était un gros morceau à avaler.

Oui et ça a dû conforter ses pires appréhensions. Il craignait tellement que je me moque de lui.

C est pour ça qu’il a réagi si violemment. Si tu étais restée, vous auriez pu en reparler et peut-être que les choses auraient tourné autrement.

Si j étais restée, je serai demeurée à jamais la petite sœur ratée de Nicole, la fille nulle amoureuse d’un garçon génial. C était hors de question! Je devais partir pour découvrir celle que j’étais vraiment…

Elle s’interrompit et sourit ironiquement.

Ce que je raconte paraît si décalé que je devrais imiter les comédies musicales et me mettre à chanter.

Bill gloussa, amusé.

Il s est passé tant de choses, reprit Jesse. La boulangerie a brûlé…

Elle entreprit de lui raconter comment sa sœur et elle avaient relancé leur affaire en louant une cuisine et en se lançant dans le e-commerce.

Pourtant, je suis sûre que Nicole ne supporte pas de me voir réussir.

— Tu n’es responsable et maîtresse que de toi-même. Que les autres l’acceptent ou pas, que t’importe ! Tu ne dois pas te définir par rapport aux opinions d’autrui, mais par rapport à celle que tu es vraiment et à ce que tu veux faire de ta vie.

— Tu es si raisonnable que ça en est énervant! Je te l’ai déjà dit?

— Quelques fois…

— Je ne m’en serais jamais sortie sans ton aide, Bill…

— Bien sûr que si! Tu te serais débrouillée comme un chef.

Ce n’était pas vrai, mais pourquoi s’en soucier? Elle avait eu la chance de rencontrer Bill et avait pu prendre son envol.

— Paula est adorable, c’est un soutien inespéré… et une très jolie femme, ajouta-t-elle en se tournant vers la maison.

— Qu’est-ce que je dois comprendre, gamine ?

— Que tu vis seul depuis bien trop longtemps et qu’il serait temps d’envisager de changer.

Alors qu’elle l’avait souvent taquiné à propos des femmes et qu’il l’avait toujours rabrouée poliment, cette fois, Bill se tourna vers la maison en hochant la tête pensivement.

— Peut-être bien…



Heath déposa une chemise sur le bureau de Matt.

— Jetez-y un coup d’œil, pour voir si c’est conforme à ce que vous attendez…

Matt désigna un fauteuil à son avocat, puis ouvrit le dossier et le feuilleta rapidement. Malgré l’opacité du langage juridique, l’intention était limpide : il poursuivait Jesse pour lui enlever la garde de son fils.

— Je l’étudierai plus à fond ce soir, dit-il.

— Je dois quand même vous mettre en garde, Matt, déclara Heath, visiblement préoccupé. Vouloir punir Jesse est une chose, mais lui prendre son enfant serait lourd de conséquences… et pour vous et pour le petit…

Heath était certainement animé des meilleures intentions – s’il s’était retrouvé dans la même situation, il se serait certainement débrouillé pour ne pas avoir un gosse sur les bras – et Matt lui-même ne s’était lancé dans l’opération que pour se venger. Mais, maintenant, il voulait davantage.

Le meilleur côté de lui-même voulait s’assurer coûte que coûte qu’il garderait désormais le contact avec son fils pour mieux le connaître, le regarder grandir et le soutenir. Tandis que la part plus obscure de son être – celle qui fulminait d’avoir été privé de son dû – brûlait de faire éprouver à Jesse les mêmes frustrations. Il voulait qu’elle paye, qu’elle ressente dans sa chair l’atroce sensation de manque qui le torturait.

— Je saurai me débrouiller avec Gabe, affirma-t-il.

— Bon… Mais si Jesse n’est pas prête à baisser les bras, comme je le crois, il faut vous attendre à une longue bataille juridique.

— Elle se défendra, c’est certain.

Jesse allait se déchaîner contre lui et se démener pour garder Gabe. Pourtant, il finirait par gagner, parce qu’il en avait les moyens et qu’il voulait sa revanche.

— Je vous ferai parvenir les papiers signés avant la fin de la semaine, lança-t-il en désignant le dossier.

— Parfait. Quand souhaitez-vous que je lui envoie l’injonction?

Ce serait l’acte qui entamerait les hostilités.

— Je vous le ferai savoir.

* *
*

Les commandes tombaient maintenant à un rythme effréné ! Malgré l’incendie, Good Morning America avait maintenu son projet d’émission en changeant simplement son angle d’attaque. Au lieu de filmer le développement d’une entreprise locale et son évolution, ils avaient choisi de traiter en plusieurs épisodes la manière dont une petite société pouvait survivre à une catastrophe. Même si la boulangerie n’en constituait qu’une infime partie, ces quelques minutes d’antenne avaient suffi à tripler leurs commandes sur internet.

Jesse se plongeait avec plaisir et frénésie dans le chaos organisé de la cuisine. Ici, au moins, elle pouvait se noyer dans le travail et oublier le fiasco de sa vie personnelle. Elle était revenue à Seattle parce quelle avait un projet professionnel et, si les choses ne s’étaient pas passées exactement comme elle s’y attendait, tout avait fini par tourner au mieux. Grâce à l’incendie, causé par un court-circuit dans le système électrique, elle avait eu l’occasion inespérée de briller et de prouver que ses idées non seulement étaient valables, mais qu’elles pouvaient être couronnées de succès.

Elle entra dans la grande pièce où Nicole et elle disposaient chacune d’un bureau et d’un ordinateur. Dans un coin, deux étudiantes répondaient inlassablement aux téléphones qui n’arrêtaient pas de sonner. Ils avaient tous du travail par-dessus la tête et c’était la meilleure sensation au monde.

— J’ai parlé à Ralph, hier, dit-elle à Nicole en approchant sa chaise du bureau de sa sœur.

— Quel Ralph ?

— Le type qui tient la sandwicherie, de l’autre côté de la rue…

Le visage de Nicole se ferma aussitôt.

— Franchement, Jesse, tu veux nous compliquer la vie ou quoi ? D’accord en ce moment, on est tous un peu dépassés, mais ça va se tasser. On s’en tire très bien.

— Non, on ne s’en tire pas bien du tout ! rétorqua Jesse, qui sentait la moutarde lui monter au nez. Cinquante pour cent de nos commandes sont livrées en retard parce que la production ne suit pas. Notre succès est bien engagé, mais on risque de passer à côté si on ne redresse pas la barre. Ralph cuit lui-même son pain dans des fours spéciaux qui conviendraient parfaitement pour nos brownies. On peut y cuire d’un coup huit triples fournées et il est d’accord pour nous louer son local la nuit de 23 heures à 8 heures du matin. C’est plus qu’il n’en faut pour en fabriquer suffisamment et réserver nos fours à la production des gâteaux au chocolat…

Elle lui tendit les données qu’elle avait imprimées dans la matinée.

— Le loyer serait incroyablement bas, continua-t-elle. Ralph est ravi à l’idée de recevoir un peu de liquide. Il nous demande simplement de payer le surplus d’électricité. Nos seuls investissements de départ seront l’achat de casseroles et quelques employés supplémentaires.

— Je ne sais pas… hésita Nicole.

Comme d’habitude, elle refusait par principe. Elle ne voulait même pas l’écouter. Jesse furieuse et frustrée se leva d’un bond et agrippa le bras de sa sœur.

— C’est comme ça, d’accord! Suis-moi.

— Qu’est-ce qu’il te prend? protesta Nicole en se libérant violemment.

— Toi et moi, on va sortir et mettre les pendules à l’heure. J’en ai assez. Il faut crever l’abcès.

Elle s’attendait à ce que Nicole refuse, mais sa sœur la suivit sous le crachin matinal jusqu’au parking, où elles croisèrent les bras et se firent face en échangeant des regards furibonds.

Comme elle avait pris l’initiative de la confrontation, Jesse estima que c’était à elle d’ouvrir le feu. Après s’être remémoré tous les arguments raisonnables échangés la veille avec Bill, elle décida de laisser parler son ressenti.

— Ça te rend dingue que je réussisse, hein? Tu es furieuse que je sois revenue. Tu ne supportes pas que je prouve mes compétences. Ça te prive du rôle de la gentille sœur. C’est tellement plus confortable de garder les vieux schémas plutôt que d’envisager que je puisse être devenue ton égale!

— Tu veux que je te parle franchement? rétorqua Nicole, qui s’était raidie sous l’attaque. Parfait, alors je serai sincère. Pour qui tu te prends de surgir ainsi dans ma vie en voulant tout contrôler? Où étais-tu, durant toutes ces années où je me battais pour maintenir l’entreprise à flot ? Je me suis occupée de toi depuis le début. J’ai toujours été là. J’ai tout assumé. Pour que tu puisses rester une enfant, j’ai dû grandir trop vite, mais est-ce que ça compte ? Bien sûr que non ! Tout t’était dû ! Et voilà que tu te pointes et qu’il faudrait sacrifier le veau gras ! « Jesse a repris sa vie en main et elle souhaite travailler avec moi, alléluia! »J’en tremble d’allégresse… Oui, tu as réussi à t’en sortir, mais tu veux que je te dise? Moi, je n’ai pas eu besoin de le faire, car je n’ai jamais lâché la barre. Moi, je ne pouvais pas fuir au loin pour me trouver. Il m’aurait fallu du temps pour ça ! Mais j’étais trop occupée à trimer pour maintenir toute seule la barre d’un navire dont tu ne te prives pas de me rappeler maintenant qu’il t’appartient pour moitié !

Ce fut comme si un voile venait de se déchirer devant les yeux de la jeune femme.

— Je suis désolée, murmura-t-elle, soudain accablée.

— Désolée? éructa Nicole. Ça n’est pas suffisant! Qui es-tu pour te croire au-dessus du lot et venir me donner des leçons ? Je me suis décarcassée pour cette boîte pendant des années et c’est toi qui tirerais les marrons du feu ? Est-ce que tu crois que cette situation me plaît? Que je suis fière de ma conduite ? Je ne sais pas comment me dépêtrer de nos rapports. Tu as beau dire que tu as changé, je n’arrive pas à te faire confiance et, si je guette perpétuellement tes faux pas, c’est parce que je redoute qu’ils ne soient inévitables et que je m’attends à une catastrophe.

— Tu n’as donc aucune confiance en moi?

— Pourquoi me fierais-je à toi, alors que ça fait cinq minutes que tu as débarqué et que tu n’es même pas capable de reconnaître tes torts envers moi ? Personne n’est au courant du fait que si tu réussis si bien sur internet, c’est parce que tu avais déjà de l’expérience.

Voilà que Nicole remettait cette histoire sur le tapis.

— Est-ce que tu te rends compte que ça fait cinq ans? protesta Jesse.

— Tu as volé notre recette familiale et tu l’as utilisée pour préparer des gâteaux que tu as vendus sur internet !

Ça, c’était indéniable.

— Tu m’avais jetée dehors de tout ! De la maison, de la boulangerie, de ta vie !

— Je pensais que tu avais couché avec Drew.

— Eh bien, ce n’était pas vrai ! Tu m’avais chassée, alors que j’étais innocente. Il fallait bien que je gagne ma vie!

— Tu n’avais qu’à trouver un autre travail.

— Je ne connaissais rien d’autre que la boulangerie. D’ailleurs, si tu te souviens, j’en étais déjà copropriétaire. Cette recette était à moi autant qu’à toi. Comment aurais-je pu voler quelque chose qui m’appartenait?

La tension entre les deux femmes était palpable. Nicole fut la première à détourner le regard.

— Tu pourrais au moins admettre que tu as commis une erreur de jugement.

— C’est vrai, avoua Jesse sans hésiter, car elle savait que c’était vrai. Tu m’avais blessée et je voulais te rendre la monnaie de ta pièce. C’est pour ça que j’ai vendu notre gâteau au chocolat. Je savais que ça te rendrait folle.

— Merci de le reconnaître. Le pire, c’est que tu es arrivée à tes fins, reconnut Nicole. Pour ma part, je suis désolée d’avoir refusé de te croire pour Drew. Et ce, pour de multiples raisons : ton passé, ton caractère impossible… Mais surtout, c’est vrai, je voulais que tu sois la méchante de l’histoire pour m’éviter de me poser des questions sur moi-même. Comme tu l’as dit et comme Claire me l’a dit aussi : même si tu avais couché avec Drew, ça n’aurait pas expliqué l’échec de notre mariage.

Enfin! Jesse se laissa pénétrer par ces paroles apaisantes. Cela reconnu, elle pouvait se permettre d’être généreuse.

— Ce n’est pas ta faute, si ton mariage a capoté, Nicole. C’était celle de Drew. Ce type était un minable.

— Tu as raison, hoqueta Nicole entre le rire et les larmes. Et pourtant je l’ai choisi. Je savais bien qu’il ne fallait pas que je l’épouse, que c’était une erreur, mais j’ai dit oui. Je crois que j’avais peur que personne ne me demande en mariage.

— C’est dingue ! protesta Jesse en la prenant dans ses bras. Tu es belle, intelligente, drôle… Les hommes adorent ça. Et regarde Hawk !

— Je sais. Quelquefois, je me demande comment j’ai pu avoir une telle chance…

Elles étaient de nouveau face à face. L’une des querelles venait d’être vidée, mais il en restait une autre.

— Nous devons absolument louer les fours de la sandwicherie, Nicole. Elle est proche, bon marché et comme c’est juste une solution à court terme, le risque est dérisoire. Si nous ne tenons pas le rythme des commandes, nous risquons de tout perdre.

— Tu as raison… Ça m’énerve de devoir le reconnaître, mais oui, tu as raison.

— Excuse-moi si j’ai pu te paraître arrogante. Je n’ai jamais voulu te faire sentir que je valais mieux que toi. A l’inverse, ce n’est pas parce que tu n’as pas eu à évoluer que tu vaux mieux que moi. D’ailleurs, tu vas être obligée de le faire. Nous ne pouvons plus nous contenter de tenir nos anciens rôles. Je serais toujours ta petite sœur, mais je ne suis plus la Jesse d’avant. Nous devons reconsidérer l’image que nous avons l’une de l’autre et trouver un moyen de nous entendre. Je voudrais qu’on forme une véritable famille et, si on n’arrive pas à oublier le passé, ça n’arrivera jamais.

— Je sais, murmura Nicole. Je vois ce qui cloche, sans trouver la solution. Nous avons vécu des vies si différentes.

Que voulait-elle dire? Qu’elles n’avaient plus rien en commun ? Que le temps et le chagrin avaient distendu leurs liens et qu’elles étaient devenues des étrangères ?

La porte du restaurant s’entrebâilla et Sid passa la tête par l’ouverture.

— Nicole, vous avez un coup de fil de Walker Buchanan, le propriétaire des restaurants Buchanan. Il dit qu’il souhaiterait une livraison de gâteaux. Vous voulez que je prenne un message ?

— Buchanan ! s’exclama Jesse en souriant à sa sœur. Ça devient grandiose !

— On dirait bien. Je vais le prendre, Sid…

En proie à des sentiments mitigés, Jesse regarda sa sœur s’éloigner. Si elles avaient toutes deux réglé une partie de leurs problèmes, de nouveaux écueils n’allaient pas manquer de surgir. Nicole était-elle vraiment prête à tourner le dos au passé? Si tel n’était pas le cas, comment elle, Jesse, pourrait-elle mener sa tâche à bien et prouver ses compétences ?